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Du haut de l’escalier
de la maison de Larry, Frannie et Lucy assistèrent au départ. Les quatre hommes
restèrent un moment sur le trottoir, sans sac à dos, sans sac de couchage, sans
matériel… se conformant aux consignes qu’ils avaient reçues. Tous avaient mis
de grosses chaussures de marche.
– Au revoir, Larry, dit Lucy,
très pâle.
– Souviens-toi, Stuart, dit
Fran. Souviens-toi de ce que tu as juré.
– Oui, je m’en souviendrai.
Glen mit deux doigts dans sa
bouche et siffla. Kojak, qui inspectait une grille d’égout, arriva au petit
trot.
– Allons-y, dit Larry, avant
que je me dégonfle.
Il était aussi pâle que Lucy. Ses
yeux étaient très brillants, comme s’il allait pleurer.
Stu envoya un baiser en l’air, geste
qu’il ne se souvenait pas d’avoir fait depuis l’époque où sa mère l’accompagnait
à l’arrêt de l’autobus, quand il allait à l’école. Fran agita la main. Elle
sentit encore les larmes monter, chaudes, brûlantes. Mais elle parvint à se
retenir. Et ils partirent. Tout simplement. Ils avaient déjà fait une cinquantaine
de mètres. Quelque part, un oiseau se mit à chanter. Le soleil de midi était
doux, paisible. Ils arrivèrent au coin de la rue. Stu se retourna et agita la
main. Larry aussi. Fran et Lucy les imitèrent. Ils traversèrent la rue. Ils
étaient partis. Perdue, terrorisée, Lucy avait le teint cireux.
– Mon Dieu, murmura-t-elle.
– Rentrons, dit Fran. Je
vais faire du thé.
Elles rentrèrent. Fran mit de l’eau
à chauffer. Et l’attente commença.
Tout l’après-midi,
les quatre hommes avancèrent lentement en direction du sud-ouest, échangeant à
peine quelques mots. Ils se dirigeaient vers Golden où ils allaient passer leur
première nuit. Ils dépassèrent les trois sites où les cadavres de Boulder
avaient été enfouis et, vers quatre heures, quand leurs ombres commencèrent à s’allonger
derrière eux et que la chaleur du jour se fit plus timide, ils arrivèrent devant
un panneau qui indiquait la limite du canton de Boulder. Un instant, Stu eut l’impression
qu’ils étaient tous sur le point de faire demi-tour et de rentrer. Devant eux
les attendaient le noir et la mort. Derrière eux ils laissaient un peu de
chaleur un peu d’amour. Glen sortit un foulard de cachemire de la poche de son
pantalon et en fit un bandeau qu’il noua autour de sa tête.
– Chapitre quarante-trois, Le
Sociologue met son bandeau de pirate, dit-il d’une voix d’outre-tombe.
Devant eux, Kojak gambadait parmi
les fleurs des champs.
– J’ai l’impression que c’est
la fin de tout, dit Larry d’une voix qui était presque un sanglot.
– Oui, je sens la même chose,
fit Ralph.
– Vous ne voudriez pas faire
une petite pause de cinq minutes ? demanda Glen, sans grand espoir.
– Allons, répondit Stu avec
un pauvre sourire, les sociologues n’ont donc jamais envie de mourir ?
Ils continuèrent, laissant
Boulder derrière eux. À neuf heures du soir, ils étaient installés à Golden à
un kilomètre de l’endroit où la route 6 commençait à serpenter le long d’un
gros torrent avant de s’enfoncer dans le cœur de pierre des Rocheuses.
Aucun d’eux ne dormit bien cette
première nuit. Ils se sentaient déjà loin de chez eux, dans l’ombre de la mort.